Les Tourtoulon
La dernière des Pagès Bannières fit passer les biens de sa famille aux mains de ses deux maris successifs.
Jeanne Sylvestre de Pagès Bannières et Jérôme de Génibrouze
Jeanne Marie Sylvestre de Pagès Bannières naît le 8 mars 1762, baptisée le 9 à Saint-Etienne, "parrain mon frère, marraine mademoiselle de Fraxine". Elle est donnée en nourrice à une femme métayère aux Houlières de Caraman, puis le 23 juillet 1762, à Françoise Sébastien, demeurant au Moulin-de-la-Lande, à raison de 5 livres par mois.
Elle épouse à Toulouse, le 1er février 1790, Jérôme de Génibrouze, gentilhomme castrais[1]. Les Génibrouze portent comme armoiries : de gueules à trois fasces ondées d'or, écartelé de gueules à trois épis d'argent mis en pal[2]. Jérôme émigre en 1792, tente de rentrer en France et est guillotiné à Albi ; son frère prend part au soulèvement de l'an VIII, il est fusillé à Toulouse, le 26 brumaire de cette année[3]. Le six frimaire an II de la république, elle se présente devant l'officier public de Caraman, accompagnée des citoyens Jean Bret et Jean Puybusque, pour divorcer de son mari, car il a quitté le territoire français (ceci pour protéger ses biens)[4].
Jeanne Sylvestre de Pagès Bannières et César de Tourtoulon
Veuve, elle épouse en secondes noces en 1795, son beau-frère, César de Tourtoulon, veuf de sa soeur Marguerite. Après avoir obtenu une dispense de monseigneur de Bausset, le 12 juillet 1801, six ans plus tard ! Révolution oblige !
Ce gentilhomme cévenol est né en 1763, à Saint-Martin-de-Cocornac dans le Gard, fils de François et de Charlotte Vincent[5]. César entre dans la carrière des armes, se marie avec Marguerite de Pagès Bannières, au retour de Saint-Domingue[6]. Les armes des Tourtoulon[7] sont : d'azur à la tour crénelée d'argent ouverte, ajourée et maçonnée de sable, surmontée d'un étendard de deux bandes ondoyantes d'argent, à la hampe d'or, et accompagnée de trois colombes d'argent, l'une contournée au canton droit du chef, les deux autres affrontées vis à vis le pied de la tour ; en pointe une molette d'éperon d'or.
"Après son veuvage il voulut partir pour l'émigration, il en fut détourné par une dame de ses amies qu'il vit à Paris au lendemain de la trouble journée du 10 août", nous raconte Jules de Lahondès. A son retour dans le Gard à La Salle, il apprend en arrivant que son frère l'abbé de Tourtoulon a été massacré au Fort-Saint-Hippolyte : "Suspendu par les bras, le prêtre est soumis pendant des heures aux excès d'un véritable cannibalisme : on lui coupe par intervalles tantôt un doigt, tantôt une autre partie du corps, au milieu des cris, vociférations et blasphèmes, et pour finir on lui scie la tête[8]". César put protéger son père, sa mère, et sauver ses biens.
Après son second mariage, avec sa belle-soeur, il habite Toulouse, Pamiers et surtout Caraman. "Sylvestre préférait Caraman, nous dit Jules de Lahondès, à ses autres résidences, parce qu'elle le tenait de sa mère, et qu'elle y retrouvait les souvenirs d'enfance et de sa jeunesse ; ils quittèrent Caraman pendant quelques semaines au moment de la persécution de fructidor et se réfugièrent à Sorèze[9]. Leur maison hospitalière était ouverte à leurs proches et à l'élite de la société. Ma tante sortait peu, on était sûr de la trouver toujours dans son salon, le soir à sa table de boston, souvent dans la journée vers 4 ou 5 heures à son jeu de piquet. Elle avait conservé les horaires de l'ancien régime, dînait à deux heures et soupait à neuf. Mon oncle de Tourtoulon aimait beaucoup au contraire à faire des visites, se croyait toujours en retard, et se plaisait à la représentation, tenant sans cesse bonne table et table ouverte. Il était surtout fort charitable et universellement aimé et vénéré, par ses vertus, sa bonne grâce, et son grand air. IL était de bonne taille, toujours droit jusqu'à son dernier jour, affable sans familiarité, digne sans raideur". Dans le livre de comptes de César, nous retrouvons fidèlement marqués, ses pertes au jeu, ainsi que ses dons au pauvres, qui sont sensiblement équivalents. Il note l'aumône aux pauvres qui passent, mais aussi ce qu'il donne par l'intermédiaire du chevalier de Villèle (François Gaétan), qui semble très dévoué. César est de conviction légitimiste.
Le 29 septembre 1821, Sylvestre achète, à l'héritière de Jean Baptiste Jacob baron de Bonvilar, les métairies de Gautardis et de La Bourdette. Ces métairies, suivant les actes conservés, avaient été achetées le 25 février 1693, par noble Antoine de Bonvilar, sieur de Castelgaillard, à noble Guillaume de Lacoste, héritier de feu François de Lacoste, conseiller au présidial de Toulouse. A côté de Gautardis, les obits de Lignerolles pour 1 ha 77, avaient été achetés par JB de Bonvilar, au président Blanc du tribunal de Villefranche, qui lui-même l'avait acquis comme bien national, à la révolution de 1789.
Les Tourtoulon ont un train de vie évoqué dans le testament de Sylvestre du 7 juillet 1836, m° Cabanis notaire à Toulouse : Jean Mignarelle son domestique, auquel elle lègue une pension annuelle et viagère de 400 francs, Jean Capelier le cocher auquel elle lègue une pension de 300 f, Mariane Roque veuve Pujol de Caraman, fut aussi à son service, elle lui laisse une pension viagère de 300 f et 1200 f de capital à sa fille Sylvestre Pujol, qui devait être sa filleule ; aussi à mademoiselle Manon Martin de Caraman pour 200 f de pension annuelle et viagère. Elle n'oublie pas non plus à Caraman l'hôpital à qui elle laisse 400 f et le curé 200 f pour cent messes.
Sylvestre, par ce testament, lègue les terres et maisons de Caraman à Eugène de Malbos, ses terres de l'Ariège à Jules de Lahondès, (elle tient celles-ci d'Angélique de Fraxine épouse de Jacques Calages sa grand mère, qui les avait héritées de son frère, Louis de Fraxine, baron d'Ornolac et propriétaire des bains d'Ussat). Elle fait différents legs à ses nièces Calages qu'elle avait précédemment dotées. Sylvestre meurt à Toulouse le 3 avril 1842, avec enterrement à Saint-Etienne. César décède à Caraman le 30 Janvier 1857.
Jules de Lahondès, cousin germain d'Eugène de Malbos, est né à Albi le 18 juin 1830. Savant érudit, il écrit des ouvrages d'histoire locale, Les Annales de Pamiers, 1882, l'église Saint-Etienne de Toulouse 1890, et un ouvrage posthume, l'Histoire monumentale et artistique de Toulouse ; de nombreux articles, etc. Il est élu président de l'Académie des Jeux Floraux en 1886, de la Société Archéologique du Midi de la France en 1888. Il manie la plume comme le pinceau et le crayon, sa conversation est aussi délicate. Il partage son existence, entre sa maison de Pamiers, son manoir de Riveneuve, et Toulouse où il décède le 10 juillet 1914. M. E Cartailhac[10] écrit : "Tout en poursuivant sa licence en droit, Jules de Lahondès fréquenta un atelier d'artistes où il fraternisait avec son cousin de Malbosc... M. de Malbosc pourrait avoir bien contribué à faire un archéologue de M. de Lahondès, que l'atelier du peintre Latour influença très heureusement".
La construction de l'aile est de la maison
Dans son livre de compte, César de Tourtoulon, indique que le 24 septembre 1796, il a commencé la réparation de la maison acquise des Bousquet,(façade est) "..pour combler l'écurie, il a été employé 3 jours".
Le 30 août 1825, César va à Toulouse pour acheter du bois, que des paysans rapportent. Le 29 novembre, il paie au tailleur de pierres 77 f, un compte de gaffournières, clefs, accoudoirs (basseoirs), pour la bâtisse de Caraman. Le 13 décembre chez Lalaine, marchand de bois à Saint-Michel, quatre planches pour le portail de la remise, 35 f ; à Laperle Capelle une tablette en marbre noir, sept rouleaux de papiers et deux de bordure.
"Le 10 octobre 1825, j'ai placé, nous dit-il, la première pierre, et j'ai donné ci profondeur du fondement bien établi sur la ferme, du fond jusqu'au dessus d'une pierre de taille qu'il y a au bas de l'ancienne muraille contre laquelle on appuie 12 pans 1/2 sur une longueur de 16 pans, ensuite de cette longueur de 16 pans, il y a une élévation de quatre pans qui reigne jusqu'au bout de cette muraille, à laquelle il y a à ajouter ce qui reste à démolir jusqu'au mur de la ville".
Suit le compte des jours de travail de Racaut, son fils, Biraben, maçons, manoeuvres et journaliers : faire le fondement, charpentiers pour les quatre poutres du deuxième plancher, couper et équarrir un seuil pour la remise, tailler les tuiles (briques) pour les ouvertures. Le 21 octobre, il faut refaire le travail d'hier à cause du grand vent qui a forcé le cordeau. Enfin, le 22 octobre, on place le rameau, quoiqu'il reste à garnir le dessus de la muraille. Or : "..le 24 Jeannou était resté pour faire quelques ratcliages, Racaut était resté pour canner (métrer) la bâtisse, qu'il a même ôté le cintre de la plate-bande du portail, elle n'était pas assez sèche, elle s'est affaissée ! Il a fallu la démolir". "Le 24 Boyé a canné la bâtisse, que Racaut a fait, il a trouvé 55 cannes 3/4 12 pans 4 pannes".
L'intérieur attendra quatre ans pour être réalisé. En effet, le 4 octobre 1829, il a payé 5 f à Astorg pour le dessus plâtre de la chambre neuve ; le 11, 89,60 f à Aubry pour le travail fait à la chambre d'auta. Le 2 juillet 1830 il achète chez Getty, vers les Augustins, trois ornements de cheminée ; puis le 9 juillet les ornements pour les portes de la chambre d'auta 12,60 f ; le 26 août (après la révolution de 1830) des pointes de Paris pour le parquet chez Bertourmieux. Un plâtrier de Toulouse, Bourgal, fait la chambre et la cheminée de son cabinet, (dans la petite tour), pour 73 f. Enfin, suprême raffinement, il paie 12,60 f, le 8 octobre 1830, les ornements, pour les portes de la chambre neuve, qu'il a achetés le 9 juillet, "deux frises pour le haut, deux frises pour le milieu, deux figures, deux roses", ornements encore en place.
[1] - D'ascendance protestante : cf. lettre de Louis XIV à m de Génibrouze, protestant "..cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous lui (à votre fils) donniez 2000 livres de pension par an, à commencer du jour de son abjuration, afin qu'il puisse s'entretenir dans le service selon sa qualité." Cf. Dom Vaissete t. XIV p. 1314.
[2] - Marquis d'Aubais : Pièces fugitives, 1757.
[3] - Jules de Lahondès.
[4] - E. C. de Caraman.
[5] - Suivant acte de décès dans état civil de Caraman.
[6] - Jules de Lahondès.
[7] - de Laroque : Armorial de Languedoc.
[8] - Jean Thomas : De la Révolution à la Séparation de l'Eglise et de l'état. Edition Lacour. Nîmes 1987. (Communiqué par Alain de La Soujeolle).
[9] - Par le coup d'état du 18 fructidor, (4 septembre 1797) le directoire exécutif, le triumvirat qui ne dispose plus de la majorité au corps législatif casse les élections dans 49 départements, l'opposition est brisée ; à moins qu'il ne s'agisse de l'insurrection du comte de Paulo d'août 1799, Caraman est occupée par les royalistes quelques jours.
[10] - Académie des Jeux Floraux, Recueil de 1920. Communication Pierre Ginabat.